L’alcool, une drogue « normale »
Dès notre plus jeune âge, nous pensons que boire de l’alcool est “normal”, que c’est un “truc de grande personne”. Petit, on ne peut pas y toucher. En grandissant, on peut parfois y tremper ses lèvres et certains bénissent le jour où ils peuvent étreindre leur première bière comme jour d’adoubement parental où on peut enfin “faire comme tout le monde”.
« Faire comme tout le monde » et donc être dans la norme. Faire partie du groupe. Être reconnu par ses semblables. Pouvoir nous aussi boire ce breuvage si mystérieux qui enjaille les parents, la famille et les amis qui s’y joignent. Boire de l’alcool comme rite initiatique et d’appartenance à une société qui valorise la consommation d’un psychotrope comme s’il ne s’agissait que d’une boisson festive totalement inoffensive.
Petit rappel :
Le rapport 2019 de la commission globale en matière de drogue qui classifie les substances psychoactives, classe l’alcool comme la drogue la plus nocive de la planète. Cette dernière obtient un indice de nocivité (I.N.) de 72 et la place devant l’héroïne (I.N. 55), le crack (I.N. 54), la cocaïne (I.N. 27) et la cigarette (I.N. 26). Sont pris en compte dans cette étude différents méfaits observables sur le consommateur (mortalité, dégâts sur le corps du consommateur, dépendance, altération des fonctions mentales, pertes d’emploi, échec scolaire, emprisonnement et pertes de relations sociales) et les méfaits pour les autres (délits et préjudices, dommages pour l’environnement, problèmes familiaux ainsi que les différents coûts pour la société).
Dans le cas de l’alcool, les méfaits sur le consommateur sont légèrement supérieurs à ceux de la cocaïne et inférieurs à ceux observés pour l’héroïne et le crack qui sont des drogues très puissantes. L’alcool reste néanmoins une drogue faisant plus de dégâts sur le consommateur que la cigarette, le cannabis (I.N.20) et que l’extasy (I.N. 9).
L’impact de l’alcool sur la société est énorme comparé aux autres drogues et c’est ce qui fait d’elle est la drogue la plus nocive de la planète.
Pourquoi ? me direz-vous donc. Probablement parce que la société a édicté en norme la consommation d’alcool. La société a décidé que consommer cette drogue dure était tout à fait normal et même ritualisée tout au long de la vie, en tout cas dans notre pays et un grand nombre de pays occidentaux.
Prenons pour exemple la consommation d’alcool en Belgique pour illustrer mon propos.
Pour fêter une naissance, on boit de l’alcool. Pour une communion (ou une autre fête assimilable), on boit. Pour la réussite à l’école, on boit. Les rites initiatiques estudiantins ne tournent d’ailleurs qu’autour de la surconsommation d’alcool…et pour se consoler d’un échec scolaire, on ne boit pas moins. Pour un mariage, on boit. On divorce, on boit encore. Une fête d’école, on boit. Un marché de Noël, on boit. Un anniversaire, on boit. Un évènement folklorique, on boit tout autant. Et même quand quelqu’un meurt, on se retrouve après l’enterrement pour boire.
En fait, le belge trouve toujours un prétexte pour boire des boissons alcoolisées. Il y a toujours une bonne excuse. Mais chercher des excuses pour consommer un psychotrope ne s’apparente-t-il pas plus à un comportement de toxicomane plutôt qu’à celui d’une personne saine ? Beaucoup lèveront les bras en l’air pour me clouer au pilori de l’exagération mais laissez-moi une chance de vous expliquer mon raisonnement.
L’alcool est un produit toxique pour le corps. Notre foie n’est capable de métaboliser que 20 grammes d’alcool pur par jour. C’est-à-dire, 50 cl de bière à 5,2% ou 20cl de vin ou encore 6cl d’alcool fort (gin, vodka,…). Au-delà de cette quantité, votre foie n’est plus capable de traiter et de neutraliser le produit et il relâche de l’éthanol pur dans tout votre corps une fois les doses supplémentaires ingérées.
Au-delà de deux verres, l’éthanol circule dans votre corps et s’attaque à chaque cellule avec laquelle il va rentrer en contact provoquant, au fur et à mesure, des dégâts allant par exemple, du « simple » reflux gastrique jusqu’au cancer (foie, intestin, colon, pancréas, sein, etc…).
Au-delà de six verres, il est médicalement prouvé (par des études universitaires ayant utilisées l’imagerie médicale) que des lésions cérébrales sont observables dès le lendemain de la surconsommation. Vous avez déjà eu une perte de mémoire lors d’une soirée trop arrosée ? C’est la manifestation la plus fréquente des dégâts sur le cerveau. Pour la faire simple, ce sont vos neurones qui se sont cramés et qui ne reviendront plus.
En lisant ce qui précède et qui n’est qu’une petite partie des dégâts provoqués par l’alcool, pouvez-vous admettre qu’il est incohérent de normaliser la consommation d’un produit toxique dans notre société ?
« Oui, mais ça n’est pas pour une fois de temps en temps ! »
Je peux entendre ce genre de phrase à condition de clarifier ce qu’on appelle « de temps en temps ». Pour moi, est acceptable comme « de temps en temps » une consommation massive (maximum 6 verres par occasion) qui irait de deux à trois fois par an. Au-delà, les dangers pour le consommateur deviennent trop importants et force est de constater qu’un bon nombre de belges se trouve face à une consommation nocive d’alcool c’est-à-dire qu’elle entraine des répercussions médicales sur le consommateur. Elles ne sont pas visibles dans un premier temps mais augmentent les risques de développer des symptômes qu’on ne mettra pas toujours en relation avec la consommation d’alcool. Ce sont d’abord bien souvent des symptômes liés au fonctionnement du cerveau avant d’être des maladies observables à proprement parlé. Troubles du sommeil. Trouble de l’humeur. Apparition de sentiments de dépression. Anxiété et stress en augmentation. Difficulté de réflexion et de concentration. Sentiment de devenir bête. Troubles de l’appétit. Troubles sexuels.
Mais alors, pourquoi la norme est-elle à la consommation d’alcool et pas le contraire ? Parce que plus il y a de consommateurs, plus ceux qui ont un problème de consommation vont se sentir normaux vu que tout le monde boit. Ils justifient leur propre consommation par le fait que « tout le monde fait comme ça ». Il faut donc que l’alcool devienne la norme. Au bout du compte, ça ne peut pas être dangereux, c’est en vente libre…tout comme la cigarette je suppose…
N’oubliez jamais que pour beaucoup, quelqu’un qui boit trop, c’est quelqu’un qui boit plus que nous. D’où le gros problème des diagnostiques dans le milieu médical par exemple. Comment voulez-vous qu’un médecin qui boit une bouteille de vin par jour et deux fois plus le week-end soit en mesure de mettre en garde ses patients sur les dangers de la consommation d’alcool et ait un diagnostic fiable ? Mais ça n’est pas vraiment de sa faute, il est malheureusement pris dans la logique de normalisation de la consommation d’une drogue dure que tout le monde estime maitriser en ne considérant comme problématique que les graves cas d’alcoolo-dépendance. Ceux qu’on gratifie de l’horrible qualificatif d’”alcoolique”. Ce mot qui ne veut au bout du compte pas dire grand-chose mais qui est considéré comme la marque honteuse du faible qui ne sait pas se gérer. Parce que quelqu’un qui saute sur son apéro en rentrant du travail le vendredi sait se contrôler ?
Mais que faire ? me direz-vous. Que peut-on bien contre cela ?
Un ami m’a dit un jour « On consomme de l’alcool depuis plus de 2000 ans, ça ne changera jamais ». Je refuse personnellement cette fatalité.
Beaucoup disent : « Je n’ai pas de problème avec l’alcool, je n’en bois pas tous les jours. » C’est une première erreur car je ne pense pas qu’il faille boire tous les jours pour avoir un problème de consommation d’alcool.
Je pense que le problème apparait quand on perd le contrôle. Quand on est incapable de ne boire qu’un seul verre. Quand on sait difficilement s’arrêter. Quand un verre en entraine un autre et qu’on n’a pas forcément l’envie ni la capacité de s’arrêter. Tant qu’il y a à boire, on continue.
Je vois énormément de gens dans mon entourage qui sont incapables, dans un contexte festif ou même parfois seul, de se limiter à ne fut-ce que trois ou quatre verres (ce qui est déjà trop pour le corps). Mais comme tout le monde le fait, comme tout le monde boit énormément, la norme se déplace vers quelque chose de nocif pour les gens qui ne se rendent pas compte qu’ils ont un comportement de toxicomane.
C’est pour moi le comportement de gens qui dans un contexte précis, vont consommer machinalement un produit toxique pour le corps et l’esprit, sans remettre cette consommation en question.
Un mariage ? Je bois. Un concert ? Je bois. Un mort ? Je bois. Je suis stressé ? Je bois. Trop de problèmes ? Je bois. Et ces quelques exemples sont déclinables en tous les prétextes possibles et imaginables. Qu’on aille bien ou mal, on trouve toujours une bonne excuse pour consommer de l’alcool. Mais à partir du moment où l’alcool est un produit nocif pour le corps et qu’il n’apporte rien à la personne qui le consomme, en quoi en boire de manière excessive est-il différent d’un comportement toxicomaniaque ?
Je demande systématiquement à mes patients de se poser la question du pourquoi de leur consommation excessive. Quel est le but de consommer régulièrement un produit toxique qui n’améliorera jamais leur quotidien ? Cette question est évidemment pertinente dans toute addiction à un psychotrope mais elle a encore plus de sens dans le cas de l’alcool car la société banalise sa consommation.
Je l’ai déjà dit et je le répète. Je ne suis pas un ayatollah de la prohibition d’alcool. Je souhaite juste que les personnes qui en consomment soient conscientes du produit avec lequel elle joue. Je suis absolument contre la banalisation de la consommation d’alcool et de ce que cette banalisation a pour effet sur les jeunes de moins de 25 ans (âge auquel le cerveau vient à peine de terminer sa croissance).
Il est pour moi impensable qu’une société responsable laisse ses membres se détruire petit à petit, sans lever le petit doigt. L’état est le premier responsable des dérives commerciales de l’alcool mais n’est pas conscient qu’une régulation du marché puisse avoir des effets bénéfiques sur les soins de santé et leurs couts.
Je l’ai aussi déjà écrit mais il faut, au minimum, traiter l’alcool comme l’a été la cigarette (interdiction de publicité et packaging neutre) avec certaines mesures encore plus strictes comme la vente régulée dans des magasins spécialisés prévus à cet effet, avec contrôle strict de l’âge des acheteurs. Les gens ont compris pourquoi on prenait certaines mesures par rapport au tabac. Il faut le faire également pour l’alcool et surtout l’expliquer.
Je prends souvent le même exemple en consultation. Que diriez-vous si, invité chez des amis, ces derniers vous proposaient une seringue d’héroïne pour bien commencer la soirée et vous détendre ? Tout porte à croire que vous les prendriez pour des fous et seriez au moins très mal à l’aise.
Je sais que je force le trait en prenant cet exemple mais n’oubliez pas ce dont je parlais au tout début de cet article. L’alcool est la drogue la plus nocive de la planète. Alors est-ce que ce dernier exemple est tellement exagéré quand on constate les dégâts de l’alcool sur une société qui l’a hissée en norme ? Ne faut-il pas, à un moment donné, considérer l’alcool pour ce qu’il est ? Un produit de consommation qui est inoffensif à faible dose (pas plus de deux verres aux normes HoRéCa) mais qui s’avère excessivement destructeur quand on en consomme trop. Pour ceux qui ont besoin de repères, on consomme trop d’alcool à partir de plus de deux verres par jour (20gr d’alcool pure pouvant être traité chaque jour par le foie) et quand on ne sait pas se retenir de boire au moins deux jours sur une semaine (norme de l’Organisation Mondiale de la Santé).
Sortir l’alcool de la norme, c’est se positionner soi-même par rapport au produit et ne pas craindre de l’affirmer. Pour qu’une norme nocive à une société change, il faut que les membres de cette même société qui la refuse puissent l’affirmer et pousser les autres à la réflexion.
Pour conclure, je prendrai mon propre exemple. J’ai décidé de ne plus boire de boissons alcoolisées depuis maintenant plus de deux ans. J’ai souvent fait face à l’incompréhension et je me sens souvent à part dans certaines circonstances où d’autres consomment beaucoup d’alcool. Mais j’ai constaté que mon positionnement avait fait réfléchir certaines personnes de mon entourage et que mon travail avec ma patientèle portait ses fruits.
De plus en plus de gens me demandent de l’aide face à l’alcool et tous sont d’accord avec moi quand je dis qu’il faut arrêter de banaliser la consommation d’alcool.
Vous ne banaliseriez pas la consommation de cigarettes auprès de vos enfants. Alors réfléchissez à la manière dont vous allez leur parler de l’alcool qui est trois fois plus nocif à bien des niveaux que le tabac. Même si la société entière semble banaliser son usage, l’alcool reste un dangereux psychotrope qui tue des millions de personnes chaque année et détruit, parfois sans tuer, encore plus de vies ou tout simplement de relations humaines.